Figure73
Figure grotesque représentant un joueur de vielle. British Library, Décrétales de Grégoire IX, Royal 10 E IV, folio 4, XIIIe-XIVe siècle
  La poésie des troubadours couvre également d’autres registres que le sentiment amoureux. Les sirventés sont des compositions satiriques connaissant un grand succès dès le XIIe siècle. La littérature courtoise est en effet très vite devenue un instrument de critique du pouvoir, de la religion ou des mœurs. L’un de ces poèmes satiriques est particulièrement représentatif de la situation complexe dans laquelle se trouvent les élites gasconnes au XIVe siècle. Il s’agit du sirventés « El dugat » composé par Pey Ladils, l’un des deux seuls troubadours gascons attestés dans la première moitié du XIVe siècle (avec Bernat de Panassac). Ce texte exceptionnel permet de saisir l’opinion de certains Gascons à l’égard du roi d’Angleterre et de sa politique en Aquitaine dans les années 1320-1330. 
Pey de Ladils appartient à une importante famille bourgeoise de Bazas dont plusieurs membres apparaissent dans les Rôles gascons des règnes d’Édouard II (1307-1327) et Édouard III (1327-1377). Par sa situation stratégique la cité de Bazas est la cible de plusieurs offensives françaises et anglaises durant la guerre de Cent Ans. Le passage des armées porte préjudice à ses terres et à son économie tandis que les changements d’obédience provoquent des scissions internes. Durant la guerre de Saint-Sardos (1324-1325) la ville, quasiment livrée à elle-même, tombe dès 1324 aux mains des Français. La rapide conquête de l’Agenais et d’une partie de la Gascogne par Charles de Valois entre les mois d’août et décembre 1324 porte un coup dur aux sujets du roi d’Angleterre qui se sentent abandonnés par leur suzerain. Bazas est finalement reprise pas les Anglais en 1326 mais elle est à nouveau française en janvier 1328. L’aide tardive et irrégulière envoyée par Édouard II dans le duché d’Aquitaine a pour conséquence de faire basculer une partie de ses partisans gascons dans le parti français.
C’est dans ce contexte politique très instable que Pey de Ladils rédige son sirventés. Le poète accuse sévèrement le roi-duc de délaisser ses sujets d’Aquitaine et de faillir à son premier devoir de suzerain : la protection de ses vassaux. Sans que le nom du souverain ne soit cité, il qualifie Édouard II de « faible, perdant, indolent », de « fou », de « couard » et de « lâche », autant de défauts particulièrement déshonorants dans la mentalité aristocratique et chevaleresque. Le thème du souverain lâche est d’ailleurs récurrent dans la littérature courtoise. Mais le principal reproche fait par Pey de Ladils est celui de l’absence du roi-duc, surtout en temps de guerre. Particulièrement impopulaire en Angleterre, Édouard II est aussi à cette époque le seul duc d’Aquitaine à ne pas s’être rendu dans son duché. La dernière strophe du sirventés est un appel à sa venue en Gascogne, promettant estime, amour, respect et fidélité de la part de ses sujets. 
 
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Représentation d’un spectacle de musiciens et d’acrobates. British Library, Décrétales de Grégoire IX, Royal 10 E IV, folio 58, XIIIe-XIVe siècle
 

De leurs côtés les Gascons sont présentés comme loyaux et braves, résistant seuls aux Français auxquels ils ne se soumettent que sous la contrainte. La trahison de certains vassaux est même légitimée par le poète par le manque de soutien, les pertes humaines et économiques. Les Rôles gascons rapportent d’ailleurs que des membres de la famille Ladils sont traîtres à la couronne d’Angleterre dès 1325 et voient leurs biens confisqués sur ordre du roi-duc (C61/38, 18, membrane 17, 182 ; C61/38, 18, membrane 17, 183). Cette ambigüité du sirventés oscillant entre le ton accusateur, la justification de la félonie et le rappel de la fidélité des sujets gascons préfigure le basculement prochain de Pey Ladils dans le camp du roi de France. Dans les années 1340, le troubadour bazadais compose en effet un poème favorable à Philippe VI de Valois (1328-1350).

 

El dugat
Pey de Ladils
éd. NOULET (J.-B.) et CHABANEAU (C.), Deux manuscrits provençaux du XIVe siècle, Montpellier, 1888, pp. 107-108.
Traduction de Pierre Bec extraite de l’article de Guilhem Pépin, « Le "sirventés" el dugat... Une chanson méconnue de Pey de Ladils sur l'Aquitaine anglo-gasconne »,
Les Cahiers du Bazadais, 152, 2006, pp. 5-27. Disponible sur internet

I. El dugat……….or
Quels leos vey per las flors encaussatz,
El reys angles ha los dezamparatz,
De say la mar, don pren gran dezonor,
E feyra may, si no fos pels Gascos
Leyals e franx, que sostenols leos,
Si que del tot nols an laissatz morir,
Mas per lonc temps nols poyra ja gandir.

 

II. Bem merevilh qu’om vuelha per senhor
Rey que sos bes laysha prendre forsatz,
Que nos deffen ni te sas gens en patz,
Nis mou de re per ajudar a lor.
D’aytal rey flac, perdedor, nualhos,
For a merses que vengues al dejos
De totz sos faytz, pueys que tan vol suffrir Son
dezeret, que noy denha venir.

 

III. Ben ha quinz’ans sufertada paor
Del rey dels Franx nueyt e jorn le dugatz,
Que noy trames ajuda le reys fatz
Angles coartz, per sa granda folor,
Per que lun tort noy conosc de baros
Ni d’autras gens, si lox no poderos
Laysho per fort al rey, que vol delir
Gens e castels que l’auzan contradir.


IV. Trops omes bos de nostre parentor
Avem perdutz, e may vinhas e blatz,
Quel rey franses nos ha dezeretatz,
Quar no l’avem resseubut en amor,
E si le dux no reconoys los pros,
Fara trop mal, quar om l’es estatz bos
Dessay tostemps; mas a la flor de lir,
Pueys qu’el noy ve, no podem ges gandir.


V. Sil reys vengues el dugat ab baudor,
Per guerrejar, may ne fora presatz
E may temutz e may .C. tans amatz,
E .M. envers quelh foran valedor.
Donx venga say, no sia volpilhos,
E cobrara tot lo dugat e nos,
Qu’estiers la flors l’en fara dezishir,
Cum fetz als sieus Normandia giquir.
  

I. Dans le duché…
Car je vois les lions pourchassés par les fleurs
Et le roi anglais les a abandonnés
De ce côté-ci de la mer : ce dont il tire grand déshonneur ;
Mais il serait plus déshonoré si ce n’étaient les Gascons
Loyaux et nobles, qui soutiennent les lions,
Si bien qu’ils ne les ont pas laissés mourir complètement,
Mais de longtemps il ne pourra pas les protéger.



II. Je m’étonne fort qu’on veuille pour seigneur
Un roi qui se laisse prendre ses biens par la force,
Qui ne se défend pas et ne maintient pas ses gens dans la paix,
Ne bouge en rien pour les aider.
D’un tel roi faible, perdant et indolent,
Ce serait une grâce qu’il eût le dessous
Dans toutes ses actions, puisqu’il accepte à ce point
Sa spoliation, et qu’il ne daigne pas venir.


Le duché a enduré pendant quinze ans nuit et jour
La peur du roi des Français,
Car le roi fou ne lui apporta pas d’aide,
Cet Anglais couard dans sa grande folie,
Parce que je ne reconnais de tort aux barons
Ni aux autres gens s’ils laissent par force
Des lieux sans défense au roi qui veut détruire
Les gens et les châteaux qui osent s’opposer à lui.


IV. Nous avons perdu dans notre parenté
Trop de gens de qualité, et aussi des vignes et des blés
Dont le roi français nous a dépossédés,
Car nous ne l’avions pas reçu avec amour,
Mais si le duc ne reconnaît pas les preux,
Il agira vraiment mal, car on a été bon pour lui
Ici depuis longtemps ; mais à la fleur de lis
Puisqu’il ne vient pas, nous ne pouvons pas nous soustraire.


V. Si le roi venait au duché avec hardiesse
Pour guerroyer, il en serait davantage estimé
Et plus redouté et cent fois plus aimé
Et mille fois plus de la part de ceux qui le soutiendraient.
Qu’il vienne donc ici, qu’il ne soit pas lâche,
Et il recouvrera tout le duché et nous-mêmes,
Car sinon la fleur [de lis] l’en fera sortir,
Tout comme elle fit abandonner aux siens la Normandie.