L’art de savoir lire les écritures anciennes est appelé la paléographie. C’est ce par quoi passent les historiens qui travaillent sur les archives qu’il leur faut lire, transcrire et parfois éditer le plus  fidèlement possible, reproduisant le texte avec une rigoureuse exactitude. Dans l’Occident chrétien médiéval, les écrits sont majoritairement rédigés en latin même si, dès le IXe siècle, les langues dites « vulgaires » font une timide apparition dans les textes. Ces parlers sont d’abord ceux des laïcs et en Aquitaine ducale il s’agit le plus souvent de gascon (occitan), voire, pour la fin du Moyen Âge, d’ancien français (langue d’oïl). Les Rôles gascons illustrent parfaitement ce dernier cas puisqu’au milieu de la masse de documents en latin ont été glissés ça-et-là des textes comme celui-ci :

 

Lettre en français (type anglo-normand) et probablement autographe, que le sénéchal de Gascogne, Jean de Grailly, adresse au roi d’Angleterre Édouard Ier en 1277 (RG, II, no 133, en ligne sur Guyenne.fr)
A tres aut e tres noble prince e sun tres chier seignur Edward, per la grace de Deu roi d’Angleterre e seignur de Yrllande e duc d’Aquitaine, Johanz de Graylli, ses liges chevaliers, saluz e tote reverence e honur, e sei appareillié a totes ses bones volontés. Sire, li vescons de Chasteillon s’apareille de comencier vos plait, ensi quant vos avez oï dire autrefoiz, de la terre qui fu soe e monsire Be[r]nard de Bouvile ; e ce est, sire, granz chose. L’avandiz vescons, sire, sachez, fu forbannis de Guascoygne, e onques puys n’osa e trer ou pays, forque l’on m’a dit orendreit qu’il hi vient aucune foiz, e cuyde que li bannissemanz soit obliez ; e por ce me sembleroit qu’il fu bon qu’il fu pris e menez en Angleterre avant qu’il ait comencié plait, quar puys qu’il auroit comencié, ne le porroit l’on mie fere, quar li rois de France le faroit delivrer. Sus cete chose e sus totes autres me remandez vostre volunté ; e s’il vos plait que cete chose soit faite, il est mestiers que l’on se aste e que vos me mandez sus ce vostre letre, e a monsire Guitard de Borc escriez qu’il me croye ou mon certain message ; e cete chose, sire, est mestier qu’ele soit secrete. Nostre Sires vos gard bien e longemand.

Lorsqu’il transcrit un document à caractère officiel – un diplôme – l’historien doit s’attacher à en déterminer la nature et c’est à cette fin qu’il procède à ce que les spécialistes appellent une analyse diplomatique. L’exercice consiste à étudier la structure du texte afin d’en dégager l’articulation et les expressions invariantes spécifiques à sa nature. Les Rôles gascons contiennent ainsi des actes très divers identifiables grâce à la diplomatique. Par exemple, la lettre patente peut généralement être décomposée en huit parties constitutives, toutes abrégées dans les rôles :

  • 1.    La suscription ou annonce du titre royal : indique l’identité de l’auteur de l’acte, ici le roi ;
  • 2.    L’adresse : décline l’identité d’un destinataire particulier ;
  • 3.    Le salut ;
  • 4.    Le préambule : considérations générales motivant et légitimant l’acte ;
  • 5.    Le dispositif : révèle et définit les termes exacts de la décision ;
  • 6.    La corroboration probatoire : validation juridique de l’acte ;
  • 7.    La souscription royale : attestation de l’acte par le roi ;
  • 8.    La date : indique le lieu, le jour, le mois et l’année du règne.

 

Lettre patente datée de 1342 autorisant Hélias de Lescours à fortifier un manoir près de Saint-Émilion

Copie abrégée de l’acte dans les Rôles gascons (C61/53, membrane 37, 2)     Acte original
(Archives départementales de la Gironde, 3 JE15)
[1] Rex [2] universis ad quos, etc. [3] salutem. [4] Sciatis quod de gratia nostra speciali concessimus [5] dilecto et fideli nostro Elie de Curiis quod ipse vel heredes sui quandam domum fortem sive fortalicium in terra sua, vocata Ville nove de Inter Dordonia, prope Sanctum Emilionem facere et domum et fortalicium hujusmodi de petra et calce firmare et kernellare, domumque illam seu fortalicium sic firmatum et kernellatum tenere possit sibi et heredibus suis sine occasione vel impedimento nostri vel heredum nostrorum ac ministeriorum nostrorum et heredum nostrorum quorumcumque. Ita tamen quod domum illam seu fortalicium nobis et heredibus nostris ad mandata nostra vel heredum nostrorum seu senescallorum nostrorum et heredum nostrorum ducatus nostri Aquitanie, iratis vel pacatis, reddere teneantur. [6] In cujus, etc. [7] [8] Teste ut supra.
Per ipsum regem et consilium.
    [1] Edwardus, Dei gratia rex Anglie et Francie et dominus Hibernie, [2] universis ad quos presentes littere pervenerunt, [3] salutem. [4] Sciatis quod de gratia nostra speciali, concessimus [5] dilecto et fideli nostro Elie de Curiis, militi, quod ipse vel heredes sui quandam domum fortem sive fortalicium in terra sua, vocata Ville nove de Inter Dordonia, prope Sanctum Emilionem facere et domum seu fortalicium hujusmodi de petra et calce firmare et kernellare, domumque illam seu fortalicium sic firmatum et kernellatum tenere tenere possit sibi et heredibus suis sine occasione vel impedimento nostri vel heredum nostrorum ac ministeriorum nostrorum et heredum nostrorum quorum-cumque. Ita tamen quod domum illam seu fortalicium nobis et heredibus nostris ad mandata nostra vel heredum nostrorum seu senescallorum nostrorum et heredum nostrorum ducatus nostri Aquitanie, iratis vel pacatis, reddere teneantur. [6] In cujus rei testimonium has litteras nostras fieri fecimus patentes. [7] Teste me ipso [8] apud Westmonasterium, vicesimo die januarii, anno regni nostri Anglie quintodecimo vero nostri Francie secundo.
Per ipsum regem et consilium.
 

  

FIG10
Copie de l’acte dans le rôle. Autorisation de fortifier un manoir près de Saint-Émilion, C 61/53, membrane 37, no. 2.
Cliché The National Archives.
Traduction de la version des Rôles Gascons (F. Lainé)
Le roi à tous etc. salut. Sachez que, de notre grâce spéciale, nous avons concédé à notre cher et fidèle Hélias de Lescours, que lui et ses héritiers puissent édifier de pierre et de chaux une maison forte sur leur terre dite de Villeneuve d’Entre-Dordogne près de Saint-Émilion, l’enclore et la créneler et la tenir pour eux sans empêchement de nous, de nos héritiers ou d’aucun de nos officiers, ni de ceux de nos héritiers, en étant toutefois tenus de la rendre à notre commandement ou à celui de nos héritiers ou de nos sénéchaux ou de ceux de nos héritiers pour le duché d’Aquitaine, en temps de guerre ou en paix. En témoignage etc. Témoin comme dessus.
De par le roi et son conseil.

 

La charte royale représente quant à elle l’acte plus structurellement abouti puisque s’y ajoutent une clause intentionnelle et une liste des témoins entre le dispositif et la souscription royale. L’ordre des témoins ne varie quasiment jamais et peut être retrouvé dans tous les actes solennels. En premier viennent les prélats, les comtes et les barons. Apparaissent ensuite les fonctionnaires royaux (juges, prévôts et bayles) et enfin les fidèles. Cet entourage royal permet à l’historien de connaître la composition de la cour du souverain ainsi que celle de son Conseil. Enfin, la lettre close ne s’adresse qu’à un destinataire particulier et a davantage le caractère d’un ordre bref et impératif que la lettre patente. Comme cette dernière, elle ne présente pas de clause intentionnelle mais une clause injonctive ordonnant l’exécution de l’acte. Mais la différence diplomatique majeure réside dans l’absence de corroboration probatoire et de souscription royale.

De tels exemples d’analyses diplomatiques pourraient être multipliés avec les lettres d’attourné, de répit, de sauf-conduit, de rémission, d’anoblissement, les ordres de paiement, les contrabrevia, etc. Tous ces textes présentent des caractéristiques structurelles qui permettent aux scribes des chancelleries médiévales de les normaliser et de les identifier rapidement.

Les documents contenus dans les Rôles gascons présentent d’autres difficultés de lecture dues à leur statut de copies d’originaux. En effet, les textes enrôlés sont pour la plupart abrégés – en particulier les formules de pur style. Ainsi, comme nous l’avons vu dans la lettre patente de 1342 (exemple ci-dessus), les titulatures royales sont souvent supprimées et la formule « in cujus rei testimonium » réduite à ses premiers mots. De même, dans les lettres patentes et fermées, l’expression « teste me ipso » devient  « teste rege » ou « T. R. » ou « T. ». Enfin, quand plusieurs actes sont rédigés le même jour et au même lieu, le copiste simplifie sa rédaction en notant « ut supra » ou « ut sa », expression renvoyant à la même formule de datation que dans l’acte précédent. Ces abréviations sont parfois responsables de grosses erreurs de la part des scribes de la chancellerie anglaise, notamment en ce qui concerne les dates et la chronologie des textes. La teneur même de l’acte peut en être altérée, le texte se résumant parfois à une simple analyse de style indirect ou narratif.
Un autre problème récurrent et affectant de nombreux documents médiévaux concerne la confusion des lettres : par exemple, les t sont souvent remplacés par des c comme dans gracia ou racione ; le j remplace parfois un i, comme dans les dates (« iiijo die Decembris ») ; le u et le v sont employés indifféremment. À cette difficulté s’ajoutent encore les libertés syntaxiques prises par les scribes, les emplois inhabituels des modes et des verbes latins ainsi que l’absence de conformité dans la façon de désigner les noms de personnes et ceux des villes. L’exemple d’Agen est, à ce titre, particulièrement évocateur : Agennesii, Agenni, Agennensis ou encore Ageneys.

Ainsi, malgré le travail soigné et rigoureux des scribes anglais, le lecteur des Rôles gascons doit faire face à de nombreux obstacles que seule une lecture attentive et experte peut déjouer.