« Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi… » (Sartre, L’Être et le Néant, 1943, p. 285) Sartre définit autrui comme un autre, comme les autres. L’autre est celui qui est différent, que je rejette, mais il est aussi celui qui me ressemble et au contact duquel je me construis : ces deux faces de l'altérité (différence, ressemblance) ont agit à plusieurs niveaux dans l'historiographie, quels jalons en retenir au service de la pratique historienne ? |
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L’historiographie révèle un relatif désintérêt des historiens pour ce thème jusqu’aux années 2000. En effet, pendant longtemps le concept d’« ethnie » permettait simplement de distinguer les peuples et chacun était étudié de manière séparée, vu comme immuable. Ainsi, l’ethnologie occidentale, durant la première moitié du XXe siècle, élaborait de véritables monographies des groupes ethniques, notamment ceux dits « exotiques », mais s’intéressait également aux traditions de leurs propres sociétés, à leur folklore, à leurs costumes. L’autre, vu au travers du prisme de la violence, apparaissait le plus souvent comme un ennemi, à qui l’on se confronte. |
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David Dellepiane, affiche de l'exposition coloniale de 1922 à Marseille |
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Cette thématique est laissée de côté par les historiens jusqu’à très récemment, mais un avant-gardiste, François Louis Ganshof, se démarque. Dans un article intitulé « L’Etranger dans la monarchie franque », publié en 1958 dans L’Etranger (Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, tomes IX-X), il étudie très précisément la figure de l’étranger à l’époque carolingienne. Ce travail, bien que centré sur l’Empire franc (dont la rénovation unifie la mosaïque des peuples), dévoile un certain intérêt et une prise de conscience de l’importance de l’Autre dans la construction des sociétés. Cette vision ne trouve néanmoins pas d’écho dans la discipline historique avant la fin du XXe siècle. |
Dans les années 1950, les travaux portant sur l’ethnicité connaissent une véritable inflation. Mais c’est en 1969 que la discipline connaît un tournant majeur avec la publication du texte de Fredrik Barth, Ethnic Groups and Boundaries (1969). L’ethnologue ne considère plus seulement les formes et les symboles d’une ethnie, mais plutôt ses interactions, sa présence et celle d’autres groupes, au sein d’une même organisation sociale. A partir de là, du moins en ethnologie, les frontières n’étaient plus immuables et strictes, mais franchies par des flux continus de personnes, qui participaient d’une acculturation et d’une modification des sociétés. |
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livre Ethnic Groups and Boundaries,1969
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Dans les années 1990, l’« Autre » apparaît à plusieurs reprises de manière conceptualisée, non sous la plume d’historiens, mais plutôt de sociologues, de philosophes et d’anthropologues. Autrui n’est alors plus seulement considéré comme un ensemble à classer et caractériser, mais apparaît dans une réflexion sur la « rencontre ». Deux ouvrages majeurs se succèdent en 1993, l’essai New World Encounters, sous la direction de Stephen Greenblatt, qui dévoile une étude pluridisciplinaire, d’histoire, de littérature critique, d’histoire de l’art et d’anthropologie, essentiellement centrée sur les grandes découvertes en Amérique, et met en lumière le paradigme des « New World Encounters », principalement du point de vue européen, qui est repris par la suite dans l’essai intitulé Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, de Jerry H. Bentley. |
Les historiens des Annales tendent, à partir des années 1960, à relativiser les collisions historiques pour mettre en avant les mouvements de populations, les échanges et les contacts entre plusieurs sociétés. Si l’acculturation se fraye un chemin parmi les thématiques abordées, autrui ne cesse, globalement, d’être considéré comme un ennemi, sans qu’une réflexion conceptuelle ne vienne changer cette vision, le contexte historique de la guerre froide n’aidant pas. |
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Couverture du livre New world encounters, 1993
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Ce dernier veut mettre en valeur les rencontres qu’il qualifie de « cross cultural », « interculturelles », et ce tout au long de l’histoire de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique avant 1492. Il ne se centre plus seulement sur les grands évènements et personnages, mais bien sur le cheminement des technologies, idées, croyances, etc., le long de ces aires géographiques. Il propose d’adopter une approche plus générale des contacts entre les différents peuples. |