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La poésie des troubadours couvre également d’autres registres que le sentiment amoureux. Les sirventés sont des compositions satiriques connaissant un grand succès dès le XIIe siècle. La littérature courtoise est en effet très vite devenue un instrument de critique du pouvoir, de la religion ou des mœurs. L’un de ces poèmes satiriques est particulièrement représentatif de la situation complexe dans laquelle se trouvent les élites gasconnes au XIVe siècle. Il s’agit du sirventés « El dugat » composé par Pey Ladils, l’un des deux seuls troubadours gascons attestés dans la première moitié du XIVe siècle (avec Bernat de Panassac). Ce texte exceptionnel permet de saisir l’opinion de certains Gascons à l’égard du roi d’Angleterre et de sa politique en Aquitaine dans les années 1320-1330. |
Pey de Ladils appartient à une importante famille bourgeoise de Bazas dont plusieurs membres apparaissent dans les Rôles gascons des règnes d’Édouard II (1307-1327) et Édouard III (1327-1377). Par sa situation stratégique la cité de Bazas est la cible de plusieurs offensives françaises et anglaises durant la guerre de Cent Ans. Le passage des armées porte préjudice à ses terres et à son économie tandis que les changements d’obédience provoquent des scissions internes. Durant la guerre de Saint-Sardos (1324-1325) la ville, quasiment livrée à elle-même, tombe dès 1324 aux mains des Français. La rapide conquête de l’Agenais et d’une partie de la Gascogne par Charles de Valois entre les mois d’août et décembre 1324 porte un coup dur aux sujets du roi d’Angleterre qui se sentent abandonnés par leur suzerain. Bazas est finalement reprise pas les Anglais en 1326 mais elle est à nouveau française en janvier 1328. L’aide tardive et irrégulière envoyée par Édouard II dans le duché d’Aquitaine a pour conséquence de faire basculer une partie de ses partisans gascons dans le parti français. C’est dans ce contexte politique très instable que Pey de Ladils rédige son sirventés. Le poète accuse sévèrement le roi-duc de délaisser ses sujets d’Aquitaine et de faillir à son premier devoir de suzerain : la protection de ses vassaux. Sans que le nom du souverain ne soit cité, il qualifie Édouard II de « faible, perdant, indolent », de « fou », de « couard » et de « lâche », autant de défauts particulièrement déshonorants dans la mentalité aristocratique et chevaleresque. Le thème du souverain lâche est d’ailleurs récurrent dans la littérature courtoise. Mais le principal reproche fait par Pey de Ladils est celui de l’absence du roi-duc, surtout en temps de guerre. Particulièrement impopulaire en Angleterre, Édouard II est aussi à cette époque le seul duc d’Aquitaine à ne pas s’être rendu dans son duché. La dernière strophe du sirventés est un appel à sa venue en Gascogne, promettant estime, amour, respect et fidélité de la part de ses sujets. |
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De leurs côtés les Gascons sont présentés comme loyaux et braves, résistant seuls aux Français auxquels ils ne se soumettent que sous la contrainte. La trahison de certains vassaux est même légitimée par le poète par le manque de soutien, les pertes humaines et économiques. Les Rôles gascons rapportent d’ailleurs que des membres de la famille Ladils sont traîtres à la couronne d’Angleterre dès 1325 et voient leurs biens confisqués sur ordre du roi-duc (C61/38, 18, membrane 17, 182 ; C61/38, 18, membrane 17, 183). Cette ambigüité du sirventés oscillant entre le ton accusateur, la justification de la félonie et le rappel de la fidélité des sujets gascons préfigure le basculement prochain de Pey Ladils dans le camp du roi de France. Dans les années 1340, le troubadour bazadais compose en effet un poème favorable à Philippe VI de Valois (1328-1350).
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El dugat Pey de Ladils |
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éd. NOULET (J.-B.) et CHABANEAU (C.), Deux manuscrits provençaux du XIVe siècle, Montpellier, 1888, pp. 107-108. Traduction de Pierre Bec extraite de l’article de Guilhem Pépin, « Le "sirventés" el dugat... Une chanson méconnue de Pey de Ladils sur l'Aquitaine anglo-gasconne », Les Cahiers du Bazadais, 152, 2006, pp. 5-27. Disponible sur internet |
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I. El dugat……….or
II. Bem merevilh qu’om vuelha per senhor
III. Ben ha quinz’ans sufertada paor
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I. Dans le duché…
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